Ma grand-mère ou la voix caverneuse de notre ancienne maison !

Publié le par Semaane Djellal Eddine

** Deuxième prix au concours national de la meilleure nouvelle organisé par l'établissement Arts et Culture...

Dédiée à Karim Lasmi!

Je ne croyais pourtant pas aux miracles. Jusqu’à ce jour-là…

Ma grand-mère était grièvement malade. À l’hôpital, le médecin ne voulait pas écorcher la vérité:

  • « Son cancer est dans un état très avancé. Il ne lui reste pas beaucoup de temps à vivre. Trois ou quatre jours, une semaine tout au plus. Il est plus judicieux donc de l’emmener chez vous et de se plier à ses quatre volontés. Je suis sincèrement navré ! »

Mon père n’a pas pu se retenir ; ses larmes coulaient. Abondamment. C’était la première fois de ma vie où je le voyais porter le revers de sa main à son visage pour essuyer ses pleurs. Je me suis rapproché de lui et, ma main sur son épaule, je lui ai murmuré à l’oreille :

  • « Tu me disais toujours qu’un argez[1] ne pleure jamais, vava[2] ! »
  • « Pas quand il voit sa mère souffrir et qu’il ne peut rien faire », s’était-il contenté de dire.

Littéralement atterrés par une telle mauvaise nouvelle, nous avions quitté le bureau du médecin pour aller dans la chambre où nana[3] était alitée. Dès que nous avions franchi la porte, son sourire était déjà là pour nous accueillir, comme à l’accoutumée.

  • « Tu te portes comme un charme, yema ! [4] », tenta de lui dire mon père, en s’efforçant de rire pour dissimuler son affliction.
  • « On ne raconte pas des bobards à sa vieille maman. », ricana-t-elle. « Dis-moi la vérité fiston car tes yeux trahissent ta bouche. »
  • « Mais c’est la pure vérité maman ! »

Elle rit.

  • « C’est de ma faute en tout cas si tu ne sais même pas mentir. J’aurais dû être moins sévère avec toi en t’élevant. Il est des moments où l’on est vraiment dans l’obligation de mystifier. Du reste, tu n’as rien à m’apprendre mon ange. C’est mon corps qui est rongé par la maladie et je sais que ma fin est bel et bien proche, très proche même. Et c’est pour cette raison-là, que je t’attendais fiévreusement depuis ce matin, car j’ai une dernière chose très importante à te requérir. »

Elle se tut. Elle tendit sa main pour tenir celle de mon père. Pendant quelques instants, un silence de plomb s’abattit sur la chambre. Mon père essayait toujours de retenir ses larmes. Elles coulaient malgré lui !

  • « Je suis tout ouïe yema ! », dit-il en se mouchant.
  • « Tout ce que je brigue mon fils c’est de rendre mon âme dans notre ancienne maison. »
  • « Mais elle est très loin yema et un voyage de trois heures risque d’aggraver ton cas. », contesta bien involontairement mon père.
  • « Rien n’est plus grave que le trépas et je suis agonisante je te signale. C’est là où je veux rejoindre ton père et l’ensemble des défunts, qu’Allah ait leurs âmes. Ce voyage, on le fera quoi qu’il advienne », lui répondit fermement nana en lâchant sa main et en tournant son visage histoire de lui signifier son mécontentement.

Il lui embrassa les joues et il s’éclipsa. Complètement désemparé. À mon tour, j’embrassai longuement son front tatoué. Enfant, j’avais toujours peur de ce tatouage et ça me dégoutait énormément jusqu’au jour où elle m’avait expliqué son pourquoi. Pendant la colonisation, notre village était sujet à des raids imprévisibles des soldats français. Ils tuaient les hommes, terrifiaient les enfants, volaient les biens et violaient les femmes, sauf celles qui s’étaient faites tatouer car cela leur inspirait de la répugnance et une profonde aversion.

Je quittai nana, allais terminer quelques procédures administratives pour la faire sortir de l’hôpital. Quand je fus de retour, mon père était dans le couloir séchant ses dernières larmes et grillant cigarette sur clope.

  • « On l’emmène dès maintenant ! », me dit-il.

Grande fut la joie de nana quand j’étais retourné l’informer de la décision de mon père. Installée sur le siège du mort, elle regardait joyeusement le paysage par la vitre et elle se tournait de temps en temps pour poser ce regard maternel incommensurablement doux sur son fils qui conduisait calmement et qui avait l’air complètement distrait. Après deux heures et demie de route, le village de notre ancienne maison commença à nous apparaitre. Nana trépignait d’impatience sur son siège. Elle n’avait pas soufflé le moindre mot depuis que nous avions quitté l’hôpital. Quand soudainement elle dit à mon père :

  • « Mais avant d’aller à notre maison, je veux rendre une dernière visite au mausolée de Sidi Zerouk… Et surtout, pas la peine de me rabâcher ta leçon de fou dévot. J’y croyais et j’y crois toujours. Ce ne sont pas des foutaises comme tu le penses toi et tes semblables. D’ailleurs, si ce n’était pas sa baraka, tu n’aurais même pas vu le jour ! »
  • « Qu’Allah nous guide vers son droit chemin et nous pardonne nos péchés. », lui dit mon père.
  • « Ouais, c’est ça ! »

Quand nous sommes arrivés au mausolée près du village de notre ancienne maison, mon père ne voulut pas y entrer. Il m’avait seulement secondé pour installer nana dans son fauteuil roulant et il était resté dans la voiture. Je l’ai conduite alors à l’intérieur de la bâtisse. Il y faisait noir et j’ai dû allumer la lampe de mon téléphone portable.

  • « T’aurais pas un briquet Merzak ? », me demanda nana.
  • « Si, mais pourquoi ? »
  • « Je suis certaine que tu trouveras des bougies dans ce coin, allumes-en une ! »

J’en allumai une et juste à côté de ce tas de bougies, il y avait des boites de henné, les une remplies et les autres vides. Je demandai à nana à quoi servaient toutes ces boites et elle m’a expliqué que les femmes stériles venaient ici, posaient leurs mains fraichement teintées au henné sur les murs du mausolée, en implorant sa baraka et en le suppliant d’intercéder auprès d’Allah, pour qu’Il exauce leurs vœux et réalise leurs rêves d’avoir des enfants.

  • « Regarde là-bas, tu vois cette trace de main isolée, c’est la mienne et neuf mois après l’avoir appliquée, ton père était né. »

Les mains levées au ciel, nana priait dans un silence qu’elle jalonnait de temps en temps par des Amen ! à haute voix. Une demi-heure s’était écoulée quand mon père commença à klaxonner. Elle avait fait ses derniers adieux à la sépulture de Sidi Zerouk et je l’avais reconduite à la voiture. Direction notre ancienne maison.

Accroché au flanc d’une colline, Akham Yahia nous apparut avec les restes de ses trente-neuf maisons basses, aux toits de tuiles rouge serrées les unes contre les autres. Akham Yahia est le village qui avait vu ma venue au monde, celle de mon père, de mon grand-père et de beaucoup de mes ancêtres. J’étais ému à la vue de cette maison où j’avais vu le jour, où j’avais grandi. Tout d’un coup, les images de mon enfance défilaient devant moi comme un film ; bien qu’elle ait été une enfance difficile, ce jour-là je la regrettais douloureusement. Nous n’avions rien mais nous avions tout : une terre féconde et jamais ingrate, l’eau fraiche d’ighzer[5] et les rayons d’un soleil chaud, toutes ces choses merveilleuses en abondance et à longueur d’année. Nous l’avions quittée un soir d’hiver. Ce soir-là je ne savais pas pourquoi et c’est seulement bien des années plus tard que j’en ai appris la cause, nous n’y étions plus en sécurité en raison de la montée du terrorisme. Ce soir-là, il pleuvait à verse ; je n’avais que neuf ans et je croyais dur comme fer que le ciel pleurait notre départ. Assis dans le giron de mère-grand, je pleurnichais sourdement. Je ne voulais pas que l’on parte. Qui allait s’occuper de mon petit jardin que je ménageais avec soin et persévérance ? Qui allait tenir nos vergers et veiller sur notre maison ? La voiture avançait et subitement la pluie avait cessé de frapper son toit et des rayons de soleil se faufilaient à travers la vitre.

  • « Regarde mon fils combien il est beau cet arc-en-ciel ! », m’avait dit ma mère assise derrière nous.
  • « Tameγra bbuššen[6] », lui avait répondu ma grand-mère.
  • « Au fait, dans mon village à Jijel, on dit que c’est la circoncision de ses petits chacals et je ne sais même pas pourquoi nous disons cela. Sais-tu pourquoi khalti ? », lui avait demandé ma mère.

Ma grand-mère s’était mise alors à nous raconter l’histoire de cette expression. Tameγra bbuššen est l’histoire de ce chacal qui un jour avait proposé aux autres animaux de faire des mariages mixtes. Pour lui, rien n’empêchait un éléphant de se marier avec une hase pour mettre bas des créatures ayant la force de l’éléphant et la rapidité de la hase. Ils avaient tous accepté à l’exception du hérisson qui n’était pas d’accord avec une telle idée bizarroïde. Le chacal avait donc choisi une chamelle et quand il était dans une grotte pour consommer le mariage, ce phénomène s’était produit pour la première fois et les animaux avaient compris que Mère Nature était tout à fait contre une telle entreprise qui s’écartait des ses règles. Ainsi, dès que ce phénomène a lieu, on dit Tameγra bbuššen.

J’introduis la clé en fer forgé dans la porte, la fis tourner deux fois. Je tremblais. De crainte, de joie, je ne saurais pas le dire ! Je poussai la porte… Il est des portes qui, en les ouvrant, vous donnent l’impression de remonter le temps, elles vous embarquent loin, très loin, vers d’autres époques, d’autres lieux. Celle de notre vieille maison en était une.

Mon père était derrière moi poussant le fauteuil roulant de nana. Elle avait hâte de pénétrer dans ce qui avait été un jour sa « forteresse ». Des larmes perlaient au coin de ses mirettes ridées. Notre présence imprévue rompit subitement le bruit des rats qui étaient devenus les nouveaux maitres de céans après notre départ. La cour était pleine de feuilles d’arbre qu’un léger vent transportait d’un coin à un autre. Par-dessus nos têtes, d’une treille pendaient des grappes de raisin à moitié détériorées par les rongeurs.

  • « Quelle pagaille ! », hurla tristement nana. « Ah ! si seulement ma santé me revenait… » donnant libre cours à ses sanglots.

Inconsciemment, je me suis précipité en direction de ma chambre ; enfin, de ce qui restait de l’espace faisant office de notre chambre car, à la tombée de chaque nuit, ma mère nous y entassait moi et mes six frères et sœurs. C’était fou comme elle avait changé ! Des toiles d’araignée la remplissaient et elle sentait le moisi. On aurait dit que personne n’y avait vécu ou mis les pieds. Je refermai sa porte et j’allais rejoindre vava et nana qui étaient dans la chambre d’à côté. Mon père était toujours dans le vague et nana parlait toute seule en dodelinant de la tête.

  • « Te souviens-tu de cette chambre Merzak ? »
  • « Comment veux-tu que je l’oublie nana ! »

Dar Diaf[7], était notre lieu de rencontre où, chaque soir, nous nous assoyions autour des flammes d’un feu paisible, la voix caverneuse de nana nous narrait ses fables, les aventures de la goule, de l’ogre et de l’ogresse, les affres du colonialisme et les prouesses de son frère khali Athmane le moudjahid. Inlassablement, elle nous les répétait pour nous faire oublier les impedimenta de la vie quotidienne. Elle était une mémoire vivante. J’aimais ses légendes mais j’adorais par-dessus tout son accent : même si elle avait appris le kabyle et qu’elle le maitrisait parfaitement, elle avait cependant conservé son accent arabe. Il lui arrivait de narrer dans un sabir qui donnait un charme supplémentaire à ses récits. En racontant, elle aimait essuyer sa petite bouche que le temps avait sans cesse ravinée. Entre une histoire et une autre, elle prétendait une excuse pour nous laisser quelques instants. Cela m’intriguait beaucoup et un jour j’avais décidé de la suivre en catimini. Je l’avais aperçue en train de mettre quelque chose dans sa bouche. Une prise de chique.

  • « Nana tu chiques ?! »
  • « Surtout ne le dis à personne mon petit-fils ! »

Ainsi c’était devenu notre petit secret à nous deux.

Ses histoires nous berçaient, nous faisaient rire, pleurer, frissonner de peur et de surprise. Elles nous aidaient à oublier les soucis de notre misère quotidienne et de notre dénuement total. Je l’écoutais religieusement et je me suis fait la promesse de les écrire un jour.

Nous contemplions les murs et nous n’avions pas remarqué vava qui n’était plus là. Mais il n’avait pas tardé à revenir. Il était allé quelque part et quand il était revenu, il avait quelque chose dans sa main et il l’avait jeté à ma grand-mère.

  • « Mon Dieu ! Tu l’as trouvée où ? »
  • « Je préparais ton lit quand je l’ai aperçue suspendue à sa place habituelle. »

C’était la blouse bleue de mon grand-père qu’Allah ait son âme. Il la portait douze mois sur douze et ne l’enlevait que lorsqu’il s’apprêtait à dormir. Nana ne voulait pas s’arrêter de l’embrasser et de la serrer contre elle.

  • « Il me manque grave ! » me dit-elle.
  • « Moi aussi ! » répondis-je

J’avais emmené nana dans son ancienne chambre et je suis sorti contempler le coucher de soleil comme je le faisais il y a quinze ans de cela, en compagnie de Djedi[8]. J’aimais mon grand-père, je l’idéalisais. Cela faisait deux ans qu’il nous avait quittés. Cela faisait deux ans que j’avais perdu tous mes repères. Je le revoyais à mes côtés, la main en visière, emmailloté dans son burnous, le chèche fier comme un minaret, le regard scrutant l’horizon. C’est lui qui m’avait élevé. Djedi était un analphabète mais la vie lui avait appris tant de choses qu’il était devenu un érudit. À trois ans, il m’avait confié à Cheikh Mourad, l’imam du village et l’instituteur de la madrasa coranique. Il tenait à ce que j’apprenne quinze versets par jour, à ce que je parle correctement le kabyle et que j’apprenne l’arabe et le français.

  • « Je reconnais que je déteste les français mais je ne vois aucun mal à parler leur langue. Promets-moi que tu deviendras un écrivain comme Mustapha Lotfi Al-Manfalouti, comme Arrafiai, comme Taha Hussein. Mais tu dois apprendre toutes les langues si tu peux le faire. Tu ne seras pas un renégat si tu écriras en français. » me répétait-il souvent.

Le soleil disparaissait lentement. Un vent léger me farfouillait les cheveux. Un berger guidait son troupeau pour rentrer at home.

J’entendis un cri.

Cette voix m’était familière, c’était celle de mon père. J’accouru alors, avec la certitude que Nana ne vivrait pas une semaine, même pas trois ou quatre jours, et qu’elle avait déjà rejoint Djedi.

Mais NON !

Elle était debout dans l’embrasure de la porte.

Comme avant.

Et c’est là où l’on vit, tous, aujourd’hui.

[1] Un vrai homme.

[2] Papa.

[3] Mamy.

[4] Maman.

[5] Ruisseau.

[6] C’est le mariage de Chacal. Expression parallèle à celle employée en France pour désigner la pluie par temps de soleil : « Le diable marie sa fille et bat sa femme ».

[7] Chambre des invités.

[8] Papy.

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